Littéraire... |
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1. Au-delà des mots
Ce que les mathématiciens contemporains appellent « nombre complexe », Descartes l’appelait « nombre imaginaire », et les mathématiciens du XVIè siècle, « nombre impossible ». Ces termes successifs désignent-ils un objet fixe et immuable, que les hommes réussiraient à cerner de plus en plus près ? Je ne crois pas : les termes « complexe », « imaginaire », « impossible », sont trop expressifs pour qu’on soit en droit de négliger leur sens. Ils modifient l’objet qu’ils désignent, exerçant ainsi une influence littéraire sur les mathématiques. Quant a nous figurer que nous possédons désormais le bon concept, désigné par un terme fixé à jamais, ce serait aussi absurde que de croire à la fin de l’histoire.
L’immatérialité des objets mathématiques les fait plus dépendre de la langue que les concepts des autres sciences. Les mathématiques ne sont pas tout entières tendues vers la réalité matérielle comme réfèrent ultime : une démonstration est un discours [N
Un mot n’est jamais vierge. Même s’il désigne un objet nouveau et a été inventé pour lui, il ne sort jamais de rien, a toujours des connotations, des origines. On ne peut pas désigner sans, en même temps, qualifier. Les mots influent donc sur la représentation que nous avons des objets mathématiques qu’ils désignent. Mais ils font plus encore : ces objets étant pris dans la langue, les mots sont partie intégrante d’eux, ils influent sur leur propre nature. Un nombre complexe n’est pas un nombre impossible. Pas seulement à cause de son utilisation en physique, qui lui donne une réalité impensable au XVIè siècle, mais aussi à cause du sens des mots. Les expressions nombre impossible et nombre complexe ne désignent pas le même objet.
Rien de plus personnel que le rapport que chacun de nous entretient aux mots de la langue. Si bien que la nature des objets mathématiques dépend de la subjectivité de celui qui les manie. Je ne crois donc pas que les objets mathématiques aient une essence. S’ils en avaient une, elle ne serait pas la même pour moi, pour un Grec ancien, pour un physicien, pour un « nul en maths , pour un mathématicien de premier plan…
Frêles et forts comme les mots, les objets mathématiques ont le même genre d’existence que, disons, le personnage de Jean Valjean. Ce sont des mots, qui induisent des représentations, des affects, des questions, des exigences, etc. Jean Valjean est bien plus que l’ensemble des signes utilisés par Hugo pour le décrire ; sa force ne vient pourtant pas de quelque fidélité à une réalité dont il serait issu. De même, les objets mathématiques sont plus que l’ensemble des signes utilisés par les mathématiciens. On ne peut pas les manipuler n’importe comment – ce qui ne signifie pas qu’ils soient astreints à exprimer objectivement quoi que ce soit de réel : Hugo non plus n’a pas créé Jean Valjean n’importe comment. Les personnages de roman ont leur autonomie, et imposent leur logique à 1’auteur.
S’interroger sur la nature des objets mathématiques, se demander si le mathématicien crée ou découvre, c’est finalement se demander ce qu’il y a au-delà des mots ; c’est se demander dans quelle mesure un auteur choisit ses mots, et dans quelle mesure ce sont eux qui lui imposent leur sens, leur réalité. Autant chercher l’origine du langage, ou son essence ! Questions insolubles, ne serait-ce que parce que nos réponses sont elles-mêmes prises dans le langage.
p 11 D’autre part, les mathématiques semblent plus difficiles à vulgariser que les sciences de la nature. Pour ces dernières, on peut expliquer un résultat sans donner les détails complexes de la procédure expérimentale. Mais les mathématiques sont prises dans la langue : modifier la langue modifie ce qu’elles expriment. Si donc, à des fins de vulgarisation, je simplifie la langue, j’impose par là-même une transformation à l’objet mathématique désigné. Bref, je ne fais pas que simplifier : je trahis le sens. La vulgarisation échoue alors, elle qui a droit h l’approximation, mais pas À la déformation. De même, aucun résumé ne peut permettre à un lecteur de « se faire son idée » sur Jean Valjean. Le seul moyen de rencontrer le Jean Valjean « authentique » est de lire Les Misérables en entier.
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L’écriture mathématique va « droit à l’essentiel ». Pas de détails : ils cacheraient le fil de la démonstration. Les digressions sont exclues. Pas question de décrire les fausses pistes qu’on a essayées, ni pourquoi on y a cru. L’indispensable, et rien de plus. Cette convention de style est adoptée de façon si générale, qu’elle s’est transformée en nécessité, se justifiant elle-même : les indications superflues déroutent d’autant plus le lecteur, qu’il s’attend moins à ce viol de la convention ; son esprit est préparé à ce que tout ce qu’il lit soit décisif pour la démonstration en cours. L’auteur doit saisir la chose même, s’effacer derrière, et l’exprimer exactement. L’idéal de la rédaction mathématique, c’est le squelette ! Et (si j’ose filer pareille métaphore) les os du squelette sont ces signes cabalistiques (formules, équations, symboles) qui effraient les esprits profanes et dont la fonction est de dire l’essentiel sans fioriture. Une bonne notation, en mathématiques, est celle qui réussit à agripper l’essentiel. Kis à part les cas de bluff (qui existent, naturellement), ce que le texte omet de dire se réduit exactement à ce que le lecteur (mathématicien, comme l’auteur) n’aura « aucune peine » à compléter – calculs de routine, méthodes bien connues, etc.
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Même dans la rédaction des énoncés de problèmes scolaires, il ne faut pas violer les règles littéraires des mathématiques. Tant l’idéal « droit au but » est inhérent à la façon actuelle de les comprendre. Donner des indications qui ne déroutent pas se révèle en effet délicat. La précision apportée pour se faire mieux comprendre, ou la question préliminaire introduite pour rendre plus facile la question principale, ont une fâcheuse tendance a se retourner en difficulté supplémentaire. Au lieu d’aider, voilà que, de façon imprévue, elles parasitent, gênent. Encore heureux si les candidats, ensuite, n’accusent pas l’auteur du problème de leur avoir volontairement tendu des pièges ! En mathématiques, comme partout, il y a toujours du sous-entendu. Certaines choses vont sans dire, et vont moins bien en les disant. Inversement, une copie dans laquelle il y a trop d’explications et de détours donne souvent l’impression que le candidat n’a pas vraiment compris de quoi il s’agissait.
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« La mathématique est l’art de donner le même nom à des choses différentes » (Poincaré, Science et méthode).
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— Inesthétique» On pourrait presque mesurer le « degré de pureté » d’un mathématicien à l’Importance qu’il attache à l’esthétique de ses résultats – critère interne aux mathématiques s’il en est ! Pourtant, rien de plus social et de plus changeant que des canons de beauté – y compris en mathématiques» Par exemple, la concision, tellement prisée chez les chercheurs modernes, est un critère esthétique qui en vaut d’autres, mais c’est aussi une exigence de l’efficacité : il y a de nos jours pullulement de chercheurs et d’articles, chaque chercheur est pressé (car la publication est une compétition permanente) et n’a pas de temps à perdre à lire les états d’âme de l’auteur. Et les revues n’ont pas de papier à gaspiller… Bref, le « résultat puissant » aurait peut-être moins d’attrait esthétique si notre société attachait moins d’importance à cette qualité qui n’a a priori rien à voir avec l’esthétique : l’efficacité.
— Le temps. Nombreuses et significatives sont les connexions qu’on peut mettre en évidence entre le « paramètre réel t » que le mathématicien fait varier linéairement entre – et + , et la conception linéaire du temps dans notre société (par opposition à l’éternel retour, par exemple).
— Les mots. Si puriste soit-il dans l’emploi des termes, le mathématicien leur donne du sens par des allusions au monde vulgaire dans lequel il vit ; même dans les théories les plus abstraites, les mots sont empruntés au langage usuel, et il y a un rapport entre le sens mathématique et le sens vulgaire : les ouverts et les fermés de la topologie, la théorie des ensembles, les tonneaux et les faisceaux flasques, la ramification sauvage et modérée, etc. Comment croire qu’un être mathématique soit indépendant du terme qui le désigne et de l’effet qu’il produit sur les mathématiciens qui le manipulent quand on pense à ces nombres
qui furent successivement « impossibles » (Cardan les considérait comme une « torture mentale »), « imaginaires », et enfin « complexes » (simplement complexes, si l’on ose dire !), depuis que Gauss en a proposé une visualisation géométrique ?